AFFAIRE SEZNEC - 1923
Article de Christophe BOLTANSKI
Publié le 5 octobre 2006 à 23h34 - Libération
Enquête
Bonny, l’homme du déshonneur
Pierre Bonny a mené l’enquête sur le crime dont fut
accusé Guillaume Seznec en 1923. Aujourd’hui, l’ultime réexamen du dossier par
la Cour de révision donne l’occasion de revenir sur le rôle de ce flic sans
scrupules.
Dans les annales judiciaires, l’inspecteur Pierre Bonny
entre en scène au moyen d’une machine à écrire, de marque Royal-10, à
caractères « Elite », portant le numéro de série X434 080. La fameuse « Royale
» du procès Seznec. Une preuve irréfutable pour le ministère public. Une
machination, selon la défense. Elle va conduire un homme au bagne.
Le 6 juillet 1923, Pierre Bonny débarque ainsi pour une
troisième perquisition chez Guillaume Seznec, un négociant en bois de Morlaix
soupçonné du meurtre de Pierre Quemeneur, conseiller général du Finistère
volatilisé un mois et demi plus tôt. Pendant que ses collègues examinent le
four de la scierie à la recherche du corps, le policier fouille le grenier et
revient avec un paquet qu'il dit avoir découvert derrière un tableau de
distribution électrique. La toile de jute contient une machine à écrire. C'est
sur cet outil, acheté au Havre chez un certain M. Chenouard, qu'une fausse
promesse de vente a été tapée. Au terme de ce contrat, retrouvé dans une valise
en gare du Havre, Pierre Quemeneur s'engage à céder pour une somme ridiculement
basse son domaine de Plourivo à Guillaume Seznec. La police en est certaine, la
cour d'assises en est convaincue : voilà la raison de la disparition de
Quemeneur. Voilà le mobile du crime. Pour usurper ses biens, Seznec, un paysan
sans le sou, l'a tué, fait disparaître son corps, et établi un faux.
L'histoire est connue. Les deux hommes ont quitté Rennes
le 25 mai 1923 en Cadillac et pris la route de Paris pour y négocier la vente
de voitures américaines. Seznec disait avoir rendez-vous avec un dénommé
Scherdy ou Gherdi, qui trafiquait ces stocks abandonnés par l'US Army à l'issue
de la Grande Guerre. Une pure invention pour attirer Quemeneur dans un piège,
selon la police. L'acte d'accusation l'affirme : Gherdi n'existe pas.
En fait, Boudjema Gherdi a bien existé. Quatre-vingts ans
plus tard, c'est la révélation de l'existence de cet homme et de ses liens «
possibles » avec l'inspecteur Bonny, qui conduisent la justice à rouvrir le
dossier. Seznec a-t-il été victime d'une machination policière ? « Compte tenu
de la personnalité de Pierre Bonny et des circonstances de la découverte de la
machine à écrire, on ne peut écarter d'emblée une telle hypothèse », a estimé
la Commission de révision, en janvier 2005.
Aujourd'hui, 5 octobre 2006, la Cour de révision doit
réexaminer tout le dossier. A travers Guillaume Seznec, mort dans un accident
de la route le 13 février 1954, c'est aussi le cas de Bonny qui sera étudié.
Flic associé aux plus gros scandales de l'entre-deux-guerres, ripou révoqué en
1935, chef de la « Gestapo française », fusillé à la Libération. Un symbole
d'une basse police, manœuvrière, partisane et enfin supplétive.
« Je sens qu’ici, je finirai général »
Fouineur opiniâtre, précis, méthodique, Pierre Bonny est
un limier, un carnassier qui ne lâche pas sa proie. Il devient vite une
célébrité. Un enquêteur qui se voit confier des «missions spéciales» à fort
écho médiatique. Sur une photo de presse, il présente un visage oblong, une
moustache taillée à l'anglaise, des cheveux noirs plaqués en arrière, la raie
au milieu, à la mode de l'époque. Il est vêtu avec élégance. La pochette
blanche dépassant d'une veste grise. La légende dit : « L'inspecteur Bonny a
quitté Paris cet après-midi à 14 h 40 pour Nice via Dijon. Le voici dans son
compartiment.» Fils d'agriculteur du Bordelais, c'est aussi un homme très
ambitieux. « Aujourd'hui, je ne suis que caporal, mais je sens qu'ici, je
finirai général », déclare-t-il, après son arrivée à la Sûreté générale, rue
des Saussaies. Inspecteur stagiaire à 28 ans, il revient « sans cesse sur les
lieux, refaisant cent fois l'examen des plus infimes détails », raconte son
fils dans le livre qu'il lui consacre (1). Mais dès qu'il croit tenir son
bonhomme, il s'emploie à démontrer sa culpabilité par tous les moyens, écartant
les éléments à décharge et manipulant les preuves.
La Sûreté est soumise au pouvoir politique. Pour plaire à
ses maîtres, Bonny ne recule jamais. Une histoire de mœurs menace le cabinet
Herriot : il glisse de la cocaïne dans le sac de la dame qui s'apprête à
révéler sa liaison avec un ministre et obtient son silence contre sa liberté.
Quand Jeannette Mac Donald, star américaine, compagne à
l'écran de Maurice Chevalier, disparaît, c'est lui qui mène l'enquête. Une fois
de plus, il en fait trop. Il reprend à son compte les thèses les plus
fantaisistes colportées par la presse, dénonce une cabale, cherche son cadavre,
suscite les gros titres, jusqu'à ce que l'actrice ressurgisse bien vivante aux
Etats-Unis.
Dans l’écheveau de l’affaire Stavisky
A force d'effleurer la lumière, il finit par se brûler.
En décembre 1933 éclate l'affaire Stavisky, du nom d'un escroc flamboyant et
charmeur. Ce scandale politico-financier va mettre en péril la IIIe République,
éclabousser ministres, députés, juges, frapper de plein fouet la France
radicale. Son décès dans des circonstances peu claires jettera dans la rue les
ligues d'extrême droite, le 6 février 1934. Bonny est chargé de démêler
l'écheveau Stavisky. Il suit les agissements de « Monsieur Alexandre » depuis
un certain temps. Il sera même accusé par la presse de droite de lui avoir
rendu des menus services. Il visite sa suite au Claridge, explore ses bureaux
place Saint-Georges, à chaque fois suivi par une meute de journalistes et de
photographes. Il décortique ses comptes. Ce sont ses talons de chèques qu'il
recherche ou plutôt, les sommes versées et les noms des bénéficiaires.
Il arrête Arlette, jeune épouse de Stavisky, et commet sa
première erreur. Il l'interroge longuement sur les liens de son mari avec
Chiappe, le très puissant préfet de police. Un homme de droite. Son ennemi
juré. Bonny, qui cultive ses amitiés radicales, lui reproche d'avoir bloqué sa
carrière. Arlette avoue une entrevue entre Stavisky et Chiappe, mais refuse que
ses déclarations figurent au procès-verbal. Bonny rédige une note séparée sur
le préfet. Il règle des comptes, il ajoute à la confusion générale. Il vient de
franchir « à son tour les limites de l'honnêteté pour son seul intérêt
personnel », écrit l'historien américain Paul Jankowski (2).
Le président du Conseil, Camille Chautemps, exige sa
tête. Le prétexte est vite trouvé. Bonny traîne beaucoup de casseroles. Six ans
plus tôt, il a évité l'expulsion du territoire à un financier lituanien,
Volberg, au prix de quelques cadeaux, 100 livres sterling, un complet et un
manteau. Le voilà suspendu, déféré devant le conseil de discipline. Il est sur
le point d'être révoqué, lorsqu'il retrouve par miracle les chéquiers de
Stavisky.
Une découverte qui lui vaut d'être réintégré dans ses
fonctions. Le garde des Sceaux Chéron le proclame « meilleur policier de France
». Ces années-là, les réputations varient aussi brutalement que les titres en
Bourse. Remis en selle, il doit élucider une autre affaire très sensible.
Albert Prince, retrouvé déchiqueté sur les rails du Paris-Dijon. Un ex-chef de
la section financière du parquet qui avait enquêté sur Stavisky. Assassinat ou
suicide ? Trop vite, il désigne les coupables : trois truands de la pègre
marseillaise. Le trio est relaxé un mois plus tard. La presse se déchaîne
contre l'inspecteur. Au procès des complices de Stavisky, il fait une piètre
prestation. « Tout en lui semblait obscur, indéchiffrable, à l'exception de son
amertume et de sa rancœur », note Jankowski.
Bonny entame sa descente aux enfers. Dans les couloirs de
la police judiciaire, il crie sa colère envers les hommes politiques qui l'ont
lâché. « J'en ai marre de ces salauds... Je me suis mouillé pour eux. Ils ont
gagné beaucoup d'argent, ils sont au gouvernement. Si on me vire, je sortirai
toute l'affaire Seznec où j'ai pris trop de risques.» (3) Une menace sans
effet. Il est révoqué le 10 janvier 1935 pour « fautes graves », notamment « le
détournement de documents du dossier Stavisky ». Le 30 octobre, la cour d'appel
de Paris le condamne pour corruption.
La « Carlingue », 93 rue Lauriston
En 1941, le chef de la Gestapo, le colonel Knochen, sait
comment convaincre cet homme rongé par le ressentiment qui ne vit plus que de
petits boulots : « On s'est conduit de façon indigne à votre égard. Mais nous
demandons qu'à bien vous traiter et selon vos mérites. » L'ex-flic,
l'ex-rad-soc offre ses services à l'une des officines les plus redoutées de la
Gestapo qui, sous une couverture commerciale, pratique le meurtre et la rapine.
Ses membres l'appellent la Carlingue. Elle est surtout connue par son adresse :
93, rue Lauriston. Un hôtel particulier avec caves, baignoires et bourreaux.
Pierre Bonny, selon son fils, serait tombé sous le charme
de son chef, Henri Lafont, « Monsieur Henri », de son vrai nom Henri Louis
Chamberlin. Dix condamnations, trois fois relégué, voleur, escroc. Il a recruté
ses hommes directement à la prison de Fresnes. Ces repris de justice qui ont
troqué quinze ou vingt ans de réclusion contre le « carton », la carte de
police allemande, « assassinent, rackettent et volent en toute impunité », le
plus souvent « pour leur propre compte » (4). Ils traquent juifs, parachutistes,
résistants.
Cette bande de tueurs est encadrée par des techniciens,
des policiers révoqués ou détachés, qui apportent rigueur et méthode. Dans
cette « Gestapo française », Bonny joue un rôle clé, souligné à son procès par
le procureur : « C'est grâce à vous que Lafont, un beau matin, a pu glisser
dans la paume des Allemands un rouage précis, huilé, ciselé. » Le truand et
l'ex-flic sont arrêtés le 30 août 1944 et condamnés à la peine capitale le 12
décembre.
« Au bagne par ma faute depuis vingt ans »
A la veille de son exécution, Pierre Bonny s'accuse de la
mort d'Albert Prince. Un meurtre commis sur ordre pour « défendre la République
», dit-il à son fils et au médecin de la prison. Aveu tardif ou vaine tentative
pour retarder sa mise à mort ? Difficile de savoir tant l'homme finit par se
perdre dans ses propres intrigues. Au docteur Paul, il déclare aussi regretter
d'avoir « envoyé au bagne un innocent ». Et à Jacques, son fils, il ajoute : « Ce
n'est que bien des années plus tard, que j'ai eu la certitude pour ainsi dire
formelle, que Seznec était innocent. Et pourtant, il est au bagne depuis plus
de vingt ans et par ma faute, parce que je me suis trompé de bonne foi. »
De bonne foi ? En 1998, lisant le livre de Denis Seznec
sur son grand-père (5), une ancienne résistante, Colette Noll, découvre la
photo du dénommé Gherdi et reconnaît la personne qui, le 11 avril 1944, l'avait
dénoncée, elle ses camarades. Cet homme avait assisté à son interrogatoire mené
par un « inspecteur » qui, selon elle, pourrait être Bonny. Pour la Commission
de révision, son témoignage indique un lien possible entre les deux hommes, « non
seulement à cette époque, mais au moment de l'affaire Seznec ». Gherdi était-il
dès 1923 un indic de Bonny ? Selon les juges, « une telle coïncidence pourrait
expliquer, à défaut d'une machination policière, des failles dans l'enquête ».
(1) Mon père l'inspecteur Bonny, de Jacques Bonny. Robert
Laffont, 1975.
(2) Cette vilaine affaire Stavisky, histoire d'un
scandale politique, de Paul Jankowski. Fayard, 2000.
(3) L'Affaire Seznec, de Marcel Julian. Edition 1, 1979.
(4) Les Policiers français sous l'occupation, de
Jean-Marc Berlière. Perrin, 2001.
(5) Nous les Seznec, de Denis Seznec. Robert Laffont,
1992.
Commentaires
Enregistrer un commentaire