1945 extrait de "Ma vérité sur l'Algérie n'est pas dans les livres d'histoire" (Chez Amazon KDP)
1945
Je suis né à Alger au début de l’année 1945, et j’y suis resté jusqu’à ce que les évènements nous obligent à en partir comme beaucoup d’autres. J’étais fils unique car ma mère avait dû faire des choix pour conserver son emploi. Après la guerre, en 1945, il n’y avait pas encore de Sécurité Sociale, et puis le lait manquait toujours. J’ai donc été nourri en partie avec du lait de « bourrique », et c’est peut-être pour cela que je suis aussi têtu. J’ai grandi dans une famille aux origines très mélangées. Du côté de ma mère, c’était la branche espagnole, et chez mon père, la branche italienne. Les récits que j’entendais sur la France d’antan parlaient souvent de la misère et d’un exode nécessaire. Tous les documents et actes que j’ai pu récupérer sur mes ancêtres montrent des familles vivant dans une réelle précarité. Mes grands-parents, boulangers et maçons, tous de forte stature, semblaient être les rescapés d’une époque où les plus faibles ne survivaient pas. C’étaient des enfants d’immigrés, pour la plupart autodidactes. J’ai toujours été admiratif devant leur simplicité, leur force, leur droiture et leur façon de vivre en se contentant de peu. Ils inspiraient le respect. Il est vrai qu’il devait être costaud ce grand-père boulanger pour pétrir sa pâte à la force des bras à raison de six « balles » de farine par jour en 1900. Quant au maçon, je me souviens encore du récit de ses conditions de travail et de ses mains usées par le ciment. Dans la famille de mon père, ils étaient quinze à table en 1910 car ma grand-mère paternelle s’occupait non seulement de ses quatre enfants, mais aussi des neveux et des nièces dont les parents, Debernardi Giovanni Di Pietro, venus du Piémont étaient décédés, sans compter ce petit garçon abandonné qu’elle avait recueilli et qui s’appelait, je crois Charlot. On y mangeait souvent des pois cassés, et le pain sec, enfermé pourtant dans le bahut de la cuisine, disparaissait assez vite. Leur maison était humide, et avec une alimentation peu équilibrée, la maladie est arrivée un jour de 1927, envoyant mon père et sa sœur cadette au sanatorium de Moulin dans l’Allier pendant plus de quatre ans.
A cette époque-là, la tuberculose était une maladie redoutée dont tout le monde ne guérissait pas. Le seul rempart contre cette affection semblait être l’abondance de nourriture au point qu’il était couramment admis qu’un beau bébé était forcément gros ! D’où les nombreux sketches bien connus sur les mères juives avec la fameuse phrase : « mange mon fils, mange ! ».
Mon grand-père maternel était le pilier de la maison. Il était né en 1884 à Meurad (plaine de la Mitidja), dans une famille de charbonniers originaires de Bullula (Province d’Alicante). Sa mère l’avait mis au monde dans un gourbi, assistée par une accoucheuse berbère. D’une forte constitution, avec ses airs de gitan rebelle, il s’était enfui de l’école très tôt pour se construire tout seul à la manière d’un autodidacte et s’était fait embaucher à Alger comme ouvrier boulanger. Sans domicile, et n’ayant aucun scrupule, il dormait souvent sur des madriers dans l’arrière-boutique de son employeur. Le climat il est vrai était clément et à cet âge-là (me disait-il) on marchait souvent pieds-nus sans se soucier du regard des autres. C’est ainsi qu’à la manière des petits yaouleds (les enfants des rues), ce grand-père occupait ses temps libres comme marchand ambulant en vendant, à la sauvette, des galettes sur le port d’Alger. C’est là qu’un jour, arpentant les quais, il rencontra ma grand-mère qui travaillait comme bonne à tout faire sur l’un de ces bateaux rutilants qui sillonnaient la méditerranée.
Francisca-Maria Rosello de son nom de jeune fille,
elle était née à Pédreguer dans la province d’Alicante. Tous deux rudes à la
tâche réussirent à travailler pour le même employeur dans la boulangerie, et se
marièrent en 1900. Peu dépensiers, ils avaient pu réaliser quelques économies,
et un jour, mon grand-père tout le temps à l’affût des « affaires »,
décida d’acheter un petit terrain dont personne ne voulait, situé à la
périphérie d’Alger. « Laisse-moi faire » avait-il répondu à ma
grand-mère, « dans quelques temps les prix vont monter et nous pourrons le
revendre avec un bon bénéfice ». Il avait eu du flair, car effectivement
cette revente leur apporta une incroyable plus-value qui permit de réaliser à
terme son rêve de s’établir comme artisan. C’est ainsi que la
boulangerie-Pâtisserie Ferrer s’installa un jour de 1905 dans le quartier de
Belcourt à Alger. Ma grand-mère tenait la caisse, et mon grand-père faisait le
pain et les gâteaux. Sur les quelques photos que je garde de cette époque, on
peut voir la fierté de ces grands-parents, ceints de longs tabliers, posant
devant leur magasin ; un cliché qui montre à quel point le travail était
glorifié.
Mon père et ma mère s’étaient rencontrés au cours de violon de leur professeur Monsieur Guglielmi en 1922, grâce auquel ils avaient par la suite décroché chacun un premier prix décerné par la Société des Beaux-Arts des Sciences et des Lettres d’Alger. A l’école publique, ma mère s’était arrêtée au Certificat d’Etudes qu’elle avait obtenu en 1922 pour suivre des cours d’études commerciales et sténodactylographie à l’école Pigier. Mon père avait continué jusqu’à la classe du Brevet Elémentaire qu’il avait obtenu en 1925. Ils se marièrent en 1931 et commencèrent tous deux leurs carrières dans les orchestres des cinémas muets qui produisaient, outre les actualités cinématographiques, les fameux films de Charlot ou de Laurel et Hardy qui faisaient rire tout le monde.
Par la suite, mon père fut employé à la SNCFA
(Société Nationale des Chemins de Fer Algériens) quelques années, puis ouvrit
un magasin de musique où il vendait et réparait toutes sortes d’instruments,
donnant aussi des leçons de musique. De son côté, ma mère était devenue
violoniste à l’Opéra d’Alger. Les années passant, avec l’âge, et après le décès
de ma grand-mère en 1946, mon grand-père avait cessé son métier de boulanger
pâtissier, pour ouvrir un commerce de brocante, où il fabriquait aussi des matelas
de laine. Je l’ai souvent interrogé sur ses origines réelles, mais il restait
évasif et me disait qu’il se définissait comme un libre-penseur, ce qui ne
m’avançait pas beaucoup. J’ai seulement pu apprendre qu’il était circoncis, ce
qui laissait penser qu’il venait peut-être d’une famille juive surtout par ses
manières de vivre, sa philosophie et son sens inné du commerce ; à moins
que l’accoucheuse berbère y soit pour quelque chose…
Ainsi, tout le monde travaillait, et si les recettes n’étaient pas mirobolantes, cela n’avait pas d’importance car les ressources étaient mises en commun du fait que nous habitions tous ensemble dans la maison de mon grand-père. Il n’y avait pas de gaspillage, et le strict nécessaire suffisait. L’hiver, pas très froid il est vrai, on se chauffait avec un poêle à pétrole que l’on baladait dans toutes les pièces. Le chauffage central, c’était pour les gens fortunés me disait-on. En 1950, j’entendais souvent mon grand-père crier dans la maison : « Eteignez les lumières, la Cie Lebon est assez riche ! ». La Cie Lebon était le fournisseur d’électricité et gaz d’Algérie.
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