AVEC LE TEMPS
AVEC LE TEMPS
Février 1994, je sors de l’hôpital Pasteur et je pleure comme un
enfant ; ma mère va mourir. C’est terrible car je réalise que je ne la
verrai plus jamais. Le lendemain, l’hôpital me téléphone : c’est fini. Elle
est partie et m’a laissé tout seul. Je vais la voir une dernière fois
sur son lit d’hôpital et je mets ma joue sur son ventre. Le monde s’écroule
dans ma tête.
Ensuite ce sont les formalités pénibles qu’il faut faire
et bien-sûr comme beaucoup d’autres, je vais rue de l’Hôtel de Ville pour
préparer les obsèques. Je vous passe les détails, mais là je veux le plus beau
pour ma mère et j’y mets le prix. Le jour du départ pour sa dernière demeure,
il y a une foule immense de personnes qui sont venues à la cérémonie lui dire
adieu : les musiciens de l’Opéra de Nice, ses élèves, des amis et la
famille. En rentrant à la maison vide, rue de Roquebillière, je regarde son lit
et l’effroi m’envahi. Je me raccroche à tout ce qui me reste d’elle, vêtements
et objets, regardant autour de moi en pensant que son âme est peut-être à mes
côtés. Mais il n’y a rien et je suis seul dans cette maison.
Alors le temps passe ; les mois, les années et je
me marie enfin. Puis nous avons des enfants avec tout ce que cela comporte de
joies et de peines. Arrivé dans ma soixante-dix huitième année, un jour, devant
la glace de la salle bains, je m’aperçois tout d’un coup que j’ai vieilli et je
me dis en riant devant cette vision de « chef d’œuvre en péril », que
les miroirs sont de mauvaise qualité aujourd’hui.
Là, tout prend un autre sens car la vie m’a appris à ne
compter que sur moi-même et dans les années 80 j’entendais dans ma tête un écho
qui répondait à cette idée : « On est toujours tout seul au
monde » comme l’avait si bien repris Michel Berger dans sa chanson
« Les uns contre les autres ». Mais vivre à la petite semaine
d’aventure en aventure, je l’ai fait autrefois, pendant des années, dans ma
mansarde parisienne quand Léo Ferré chantait « La solitude ». J’avais essayé de vivre avec cette solitude,
mais chaque jour, en rentrant du travail, je ressortais immédiatement pour
aller traîner mes guêtres jusque tard dans la nuit à Saint-Germain-des-Prés
dans le Marais où à côté des halles de Paris. Certains soirs, je passais
de longs moments rue de l’Ancienne Comédie, à regarder dessiner ce garçon venu
de Téhéran qui vendait pour quelques sous sur le trottoir ses tableaux de
« Clochards Galactiques » où l’on voyait des hippocampes-rhinocéros
fumer des pétards. C’était l’époque où je divaguais dans mes écritures
poétiques, le livre de Francis Ponge dans la poche, assis à la terrasse des
bistrots réalisant que comme beaucoup d’humains, je n’étais pas fait pour vivre
seul car j’étais bien un animal social.
Mais mon esprit rêveur, fleur bleue, idéaliste et
indépendant me rendait plus vulnérable que les autres et se coulait mal dans le
corps des fonctionnaires d’Etat auquel j’appartenais et où j’avais été qualifié
par mes collègues « d’erreur dans l’administration », ce qui n’était
pas pour me déplaire.
Je n’ai donc pas été épargné par la vie et mes
déceptions paraissaient chaque fois inoubliables et incurables. Mais, comme dit
la publicité « Cà, c’était avant ». Le rouleau compresseur du temps
est passé par là et quand je regarde en arrière, tous ces évènements autrefois si
douloureux me paraissent aujourd’hui insignifiants, presque futiles. Ainsi en
est-il des déceptions sentimentales. Avec l’âge (et le temps) on devient
résigné quand la résolution des problèmes est impossible et l’on se dit que si
c’était à refaire, on se ferait moins de soucis et on prendrait le temps de
vivre ; on profiterait mieux de sa vie. Mon père disait « Si jeunesse
savait, si vieillesse pouvait ».
Alors je me surprends à fredonner « Avec le
temps », cette chanson de Léo Ferré :
« Avec le temps, va, tout
s'en va
On oublie le visage, et l'on
oublie la voix
Le cœur, quand ça bat plus
C'est pas la peine d'aller
chercher plus loin
Faut laisser faire, et c'est
très bien
Avec le temps, tout s'évanouit
Même les plus chouettes
souvenirs, ça, t'as une de ces gueules
À la galerie, j'farfouille dans
les rayons d'la mort
Le samedi soir quand la
tendresse s'en va toute seule »
Et le pire, c’est que le temps, pour moi, a écrasé beaucoup
de choses. Si je garde en mon cœur le souvenir de mes parents, je viens de
cesser de renouveler leur concession funéraire et leurs sépultures vont
disparaitre.
***
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